Dans le cadre des Tribunes Libres que le Myosotis du Dauphiné-Savoie offre aux Frères qui souhaitent s’exprimer librement, voici la réflexion d’un autre Frère cher à mon cœur, Bucheron, que les lecteurs fidèles de ce blog connaissent bien car il y a déjà publié plusieurs tribunes.
« MMBBAA Frères, Cher Emmanuel et Cher Frère, musulman, français et franc maçon qui est sali, éploré par cette tuerie.
La lecture de ta chronique m’a décidé à mettre en forme, non pas une réponse qui serait directement dans la continuité de ton texte, mais un constat, différent, peut-être parallèle au tien, à propos de ce que je crois, moi, être un chamboulement dans la hiérarchie des valeurs auxquelles nous nous référons collectivement mais que nous banalisons et relativisons dangereusement.
Intentionnellement pour nuire à ce qu’il reste d’institutions porteuses de sens en occident ou bien du fait du conformisme culturel de nos sociétés de masse et de la facilité que nous avons à consommer du prêt à penser … les mentalités modernes structurées depuis longtemps maintenant par des courants de mépris pour le passé, de renversement de l’autorité morale, de valorisation des révoltes et des discontinuités entre les époques, ignorent au plus haut point les traditions religieuses, philosophiques, morales et métaphysiques qui furent les nôtres et occultent tout ce qui dans l’histoire européenne jusqu’au 17eme siècle a permis de faire naitre et murir comme notions et comme valeurs humaines de dignité, d’amour du prochain, d’héroïsme, de sollicitude, et d’espérance de monde meilleur ... et ce, au profit d’un autodénigrement continuel dont il va falloir bientôt payer les pots cassés.
Je constate deux choses qui semblent émerger m’appuyant sur mes lectures récentes et à travers le peu de débats fructueux qu’il m’a été possible d’engager lors de ces six derniers mois avec des personnes d’horizons très différents:
Premièrement la difficulté grandissante d’un bon nombre de nos contemporains d’affirmer de manière cohérente sur quoi s’appuie aujourd’hui la dignité humaine, sur quoi elle se fonde et quelle est sa provenance, et sur ce qui pourra la garantir demain,
Deuxièmement l’assimilation, de plus en plus générale, de l’obscurantisme à la foi monothéiste biblique appuyée sur une actualité partiale qui l’a décrit comme profondément oppressive, mensongère, anthropomorphique, archaïque … laquelle serait génétiquement intolérante, récalcitrante aux progrès et aux sciences et finalement violente, menant logiquement les hommes à la division, à la guerre ou au terrorisme.
La vie et les libertés
Le chrétien catholique que je suis voudrait donc donner son sentiment à propos de Charlie, à propos de la liberté d’expression dont il est beaucoup question mais surtout en réalité, tapis dans l’ombre d’accusations discriminatoires du religieux, à propos d’une volonté de faire sauter les quelques verrous restant protégeant encore ce qu’il reste de beauté et de sens à ce que tous autant que nous sommes connaissons d’expérience et appelons tout simplement la vie.
Vie que nous avons reçue sans l’avoir choisie et sans l’avoir voulue, vie que nous partageons, protégeons et transmettons naturellement, vie irréductible au binaire dans sa complexité et qui échappe encore dans sa nature et dans les lois que nos société ont héritées du passé à l’emprise de notre volonté déchainée de toute puissance.
Merci alors mon frère pour ta voix, pour ta sagesse, pour ton texte qui me donne le prétexte à essayer de formuler si possible aussi vigoureusement que tu l’as fait et aussi clairement que toi, que quelque chose se passe ici et maintenant, que je remarque et qui me parait très grave pour nous et pour notre avenir.
Quelque chose m’a semblé clair l’autre jour alors que je lisais un texte écrit par un cadre pour la jeunesse et qui était en fait le déroulé détaillé d’une rencontre avec des enfants pour réfléchir aux évènements récents qui ont ému et indigné la France et les français, se retrouvant soudainement unis en « Charlie » et convoqués par lui à réagir, à se manifester, comme pour conjurer le sort et répondre au traumatisme pressenti très rapidement de cette agression.
Le texte était bien organisé, clair et très intéressant. Il énumérait des notions importantes à bien comprendre suite à ces évènements: la liberté de la presse, la liberté d'expression, la tolérance, la démocratie … et je trouvais à cette lecture tout cela très juste et important à dire à des enfants et à défendre avec conviction. Il y avait cependant quelque chose qui me gênait profondément.
Et soudain cela me saute aux yeux : il manquait dans cette énumération d'atteintes aux droits fondamentaux le crime le plus grave qui avait été commis, les atteintes à la vie elle-même, les meurtres.
Tuer est en effet pour moi, et je tiens cela non seulement de mon éducation familiale, civique et de ma foi mais aussi d’une connaissance naturelle intuitive, l’acte le plus répréhensible et irréparable qui soit. Non seulement par cet acte il est définitivement mit fin à toutes libertés pour ceux qui sont tués, mais il est aussi définitivement mit fin à toutes possibilités pour ceux qui restent de continuer à partager leur vie dans le monde avec ceux qui sont morts.
De quoi pouvons parler convoqué par cet évènement ? Uniquement de de la défense des libertés ou bien y a t’il plus que cela encore en jeu? Ce sont ici d’abord des vies qui ont été supprimé! S’indigner et se préoccuper du fait qu’on se soit attaqué à ce qu’on peut considérer, dans ses excès d’impertinences et d’offenses, comme un symbole de la liberté d’expression, le « Charlie hebdo », est-il un motif suffisamment légitime pour une telle mobilisation d’une telle prétention culturelle et émotive quand on est surtout face à une volonté qui planifie froidement des meurtres lesquels se sont étendus bien au-delà des défenseurs de la liberté, dans la remise en question de la dignité humaine dont ils attestent, en particulier par leur caractère antisémite et inhumain?
On a qualifié très justement les terroristes de «barbares» mais a-t-on dit ou s’est-on demandé sérieusement en quoi exactement étaient-ils barbares? Parce qu’ils tuent, il convient de le dire !
Sans faire dans le voyeurisme ou dans le morbide l’animateur que j’ai lu avait selon moi la responsabilité d’une parole plus sensée et plus vraie sur ce qu’il apparait d’une disproportion qu’il faut relever entre un meurtre et une offense, entre le mépris radical pour la vie humaine et le blasphème, et ce, si l’on veut réellement rester capable d’une juste mesure à propos de la dignité.
N’aurait-il pas dû prévoir d’expliquer, avant toutes autres considérations, que la vie est sacrée et qu’on ne doit lever la main sur autrui, que toutes violences sont condamnables, que choisir de faire mourir d’autres hommes est pour un être humain l’acte le plus grave qui soit ?
Il aurait pu aussi dire que la vie est fragile, qu’elle est à protéger, qu’elle est précieuse et belle, rappeler qu’elle est au commencement de tout et que tout découle d’elle : l'amour, la joie, la fraternité et aussi bien entendu la parole, la liberté et tout le reste de l’existence avec la possibilité de partager et de vivre ensemble.
La vie, par sa fragilité, exprime et nous demande quelque chose : une protection, une présence bienveillante et pas de la violence. La vie est unique, la prendre est irréparable. Donner et protéger la vie sont pour les vivants les actes les plus naturels et les plus nobles qui soient. Pour les croyants ils attestent de quelque chose de sacré et de saint.
Stupéfait donc par les nombreuses lectures de textes divers, manifestes, articles journalistiques, commentaires de bloggeurs qui occultent, au profit d’un mouvement qui se serait mis marche, le fait que nous sommes avant tout face à des meurtres prémédités, je tombe tout de même enfin sur les articles la revue ETUDES, dont François Euvé sj est le Rédacteur en chef. L'éditorial de cette revue jésuite parle quant à lui et en tout premier lieu de l'assassinat qui a été perpétré.
Exception journalistique qui malheureusement confirme il faut bien le dire que «Charlie» révèle d’une récupération politique. L’instrumentalisation politique –ou le fait de surfer sur l'actualité– est le phénomène par lequel une personnalité politique ou un parti politique s'empare d'un événement ou d'un débat surgi dans l'espace public hors de la sphère politique en prétendant s'y intéresser. La récupération politique est une forme de manipulation puisque qu'elle utilise un ou quelques évènements particuliers afin de les généraliser à un ensemble, ce qui est un raisonnement erroné mais qui peut influencer ceux qui s'y laissent prendre.
Pourtant quelques voix s’élèvent, parmi les démocrates j’entends (je ne ferai donc pas référence ici aux positions des extrémistes, eux aussi occupés à une autre forme de « récupération »). Par exemple celle de l'économiste Jacques Sapir proche de Bernard Maris, le journaliste et économiste assassiné lors de l'attaque terroriste contre Charlie Hebdo. J’ai lu qu’interrogé par Europe 1 sur sa participation à la marche en hommage aux victimes des attentats, Jacques Sapir a condamné une "récupération politique qui aurait fait horreur à Bernard, qui n'était pas un homme consensuel.
" Ne croyez-vous pas qu’il devient urgent de remettre quelques pendules à l’heure?
Non croyants ou croyants la loi morale et l'humanisme, le respect et la sollicitude nous ordonnent à tous "tu ne tueras pas" ! La liberté a donc été bafoué de la manière la plus radicale et la plus condamnable qui soit, par un crime on ne peut plus grave : renier à d'autres hommes le droit à l’existence, leur ôter délibérément la vie.
Il ne faudrait pas éluder ce qui est là mis en question : la valeur de la vie, la dignité humaine et pas seulement les libertés d’expression !! Je ne pense pas non plus –et cela est déterminant- que le droit à la vie et la liberté soient de même valeur, de même hauteur ni même de même nature ou qualité.
Je peux légitimement et courageusement il est vrai préférer mourir debout plutôt que vivre à genoux au nom de valeurs, au nom de la justice, au nom de la liberté, lutter pour libérer les miens d'une menace mortelle ou d'une oppression qui attente à ma ou à notre dignité humaine, donner ou sacrifier ma propre vie, par exemple pour ceux que j’aime.
Mais hormis la défense, justement, de la vie et de la dignité humaine qui lui est attachée -dignité que les nations promulguent universellement depuis 1948, pour le dire brièvement- et hormis la notion de guerre –sur laquelle je ne peux m'étendre mais pour laquelle je préfèrerais parler en termes de «juste guerre»- rien ne peut justifier, légitimer et m’autoriser à mettre d'autres hommes à mort.
Les droits humains internationaux définissent de manière pratique ce que recouvre la notion de dignité humaine. Il me semble évident que la liberté est l'une -mais non l’unique- des composantes de cette dignité et de la possibilité de sa réalisation.
J’affirme ici que j’ai une connaissance naturelle et innée de la vie. La vie pour moi c’est d’abord ma propre vie. Ce que je dis pourrait sembler tautologique mais le fait est que la vie m’est indispensable pour vivre. Jusqu’à preuve du contraire, rien ne peut se substituer à la vie pour me permettre de vivre si ce n'est la vie elle-même. C’est d’abord elle qui me commande de par ses propres lois qui dès mon origine font de moi un être vivant.
Or la vie n’a pas eu besoin de mon consentement pour venir à moi me faire vivre. Je l’ai reçu sans l’avoir choisi. Ma propre liberté est donc totalement absente de l’origine de ma vie; mais dès l’instant de ma naissance elle devient présente de manière embryonnaire comme possibilité, comme principe dynamique qui va se déployer à mesure que je vais me découvrir, élargir le champ de mon autonomie et l’expérimenter comme liberté en acte.
La liberté se décline de bien des manières en embrassant bien des domaines de valeurs, d’importances plus ou moins vitales et de qualités différentes : liberté de mouvement, liberté de penser, liberté d’expression, liberté d’orientation, liberté d’opinion, liberté de croyance … la liberté m’est d’une certaine manière coextensive, c’est-à-dire coextensive à mes expériences et à mes choix de vie, liée à mon existence comme moi je suis lié à la vie.
La liberté est aussi toujours « liberté de … » quelque chose; elle n’avance pas d’elle-même et selon des lois qui lui seraient propres mais dépend toujours de moi, de ma volonté, de mon courage, de ma lucidité, de mes capacités à m'adapter, des contraintes que mon environnement et mon entourage imposent et de la société dans laquelle je suis. La liberté est ainsi très relative d'une personne à l'autre, d'une situation à l'autre, d’une époque à l’autre, d’une culture à l’autre et elle est malléable liée à mon existence et à la société qui aussi pose des limites à son étendue, ne serait-ce que pour en garantir la possibilité à tous dans le respect de la liberté de chacun.
La liberté est donc quelque chose de très paradoxal et qui n’a en soi isolement pas de contenu. On pourrait presque dire que moins je l’exerce moins je subis de contraintes. Elle ne m’impose rien mais plus je l’exerce plus s’imposent à moi des devoirs comme les conséquences du fait même que je l’exerce.
Si en soi le fait d’être libre m’imposait quelque chose en dehors de mes propres décisions sans que je ne le veuille, je ne serais pas véritablement libre. La liberté est donc toujours à mettre en mouvement et toujours à actualiser. Elle n’est jamais sans prendre forme et sans rencontrer d’obstacles sur son chemin.
La liberté c’est la liberté de se déterminer pour ou contre quelque chose. Même «ne pas choisir» c’est déjà «choisir de ne pas choisir».
Liberté et existence sont donc interdépendantes et coextensives : choisir met en œuvre ma liberté laquelle m’est indispensable pour choisir et choisir est indispensable à ma liberté pour exister comme véritable liberté. Paradoxalement choisir librement va finalement me priver de liberté, au moins partiellement et momentanément. De la même manière, liberté et responsabilité sont indissociables : je m'impose une responsabilité en agissant librement.
La liberté ne peux ainsi persister comme liberté que parce qu’elle n’est justement pas une liberté absolue. Parler de «liberté absolue» est une réelle contradiction dans les termes comme dans l'acte libre lui-même même. Je ne peux jamais tout choisir comme je ne peux jamais ne pas choisir.
Cela rapproche t’il en un sens la liberté de la vie ?
Comme je suis inséparable en tant qu’être vivant de ma vie, je suis inséparable en tant qu’être libre de ma liberté. Mais attention il est toujours question ici d’une liberté assez exigeante entendue comme réalisation, une manière active et volontaire d’aborder cette liberté qui n’existe que par des choix librement faits ou consenties.
Je veux bien ainsi penser avec le philosophe de la nature et de la responsabilité Hans Jonas que la liberté est un principe inhérent au sein du règne du vivant et présent en tous les vivants. A travers eux de manière coextensive elle se déploie et se complexifie mais elle ne peut, en tant qu’elle est et reste la liberté des vivants, les précéder et les régir.
Je veux bien ainsi reconnaitre une pleine et véritable nécessité de la liberté pour la dignité humaine et qui s’étend dans tous les domaines de l’existence puisque in fine elle est ni plus ni moins qu’un devoir être du vivant. Nous avons ainsi comme vivants le devoir d’être libre et de maintenir ce devoir.
Bien que la liberté envisagée ainsi comme responsabilité ne peux venir qu’enrichir la dignité humaine je ne peux donc toujours pas envisager de mettre le droit à la vie et la liberté sur le même plan d’égalité. Je n’ai pas –et je ne devrai jamais avoir- la liberté de revenir sur le droit à la vie, car l’injonction «tu ne tueras pas» n’est pas seulement écrite dans la Bible et dans la loi Républicaine, mais surtout et avant toute chose elle est réclamée et proclamée par la vie elle-même.
Je ne sais si nous trouverons les ressorts nécessaires et porteurs pour nous atteler à la tâche de réapprendre à penser la pensée et de quelle manière les Frères de notre Ordre initiatique traditionnel pourront mettre à profit leur art royal, en maçons francs et fidèles, hommes vrais en toutes circonstances, et contribuer en toute humilité à encorder notre modernité aux nobles et vénérables traditions qui l’ont précédée et enfantée.
Bucheron.